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Sculpteurs balinais au travail

Sculpteurs balinais au travail, 1937-1938, B.A.G. Vroklage SVD, collection Wereldmuseum Amsterdam, sous licence Creative Commons (image recadrée)

Qu’est-ce que la sculpture balinaise moderne et pourquoi la collectionner ?

Au-delà de la production de masse

 

Il suffit de saisir "statue balinaise" sur une plateforme de vente d’objets d’occasion pour constater à quel point la sculpture balinaise sur bois peut donner une impression de profusion et de décourageante monotonie. Comment ne pas éprouver une sorte de vertige face à la répétition, dans une exécution souvent approximative, des mêmes modèles de bustes, de figures de divinités, de danseuses, d’hommes ou de femmes représentés dans des situations quotidiennes ?

Revendus quand ils deviennent impuissants à raviver l’émotion d’un ancien voyage, ou après avoir été hérités d’un aïeul, ces objets nous renseignent sur la manière dont une grande partie de la production de sculptures balinaises a évolué depuis le début du XXe siècle pour s’adapter à un tourisme croissant, devenu massif à partir des années 1970. Une adaptation qui impliquait de satisfaire des visiteurs pour la plupart désireux d’emporter dans leurs bagages un souvenir dont les premières qualités, avant le degré d’élaboration artistique, étaient de paraître typique et de ne pas coûter trop cher. Ce phénomène se poursuit de nos jours.
 

Mais la sculpture balinaise moderne ne se limite pas à cela. Pour mettre en évidence ce qui en fait l’intérêt, il est nécessaire de dire quelques mots de son histoire. Les publications en français sur ce sujet étant rares, pour une information précise et développée on pourra se référer à l’excellent ouvrage – en anglais – de Koos van Brakel, Art Fallen From Heaven, Modern Balinese Sculpture (2022, éditions LM Publishers). Je m’en tiendrai ici à quelques grandes lignes.

 

Une réorientation forcée


La notion d’art comme production d'objets principalement destinés à la contemplation n’existe pas dans la tradition balinaise. La dimension esthétique est au service de la création d’objets dotés d’une fonction. Travaillant pour la communauté et pour les souverains, les sculpteurs produisent des statues servant de supports pour les keris (ou kriss, dagues traditionnelles à lame ondulée), des figures ou des reliefs destinés à orner l’architecture des palais, les demeures de la noblesse ou les parties extérieures des temples.

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Sculpteur balinais travaillant sur un relief de temple. Publié par le ministère indonésien de l'information dans Bali: The Isle of the God (1957).

Entre 1846 et 1908, la prise de contrôle des royaumes balinais par les Néerlandais met fin au règne des souverains locaux et aux commandes qui en émanaient. Tout en continuant d’œuvrer pour la communauté, les sculpteurs sont contraints de réorienter une grande partie de leur production vers le marché touristique qui se développe dès les premières décennies du XXe siècle. Ce mouvement est encouragé par la politique des Pays-Bas, qui entendent alors faire de Bali la vitrine d’une colonisation supposément paisible en promouvant l’image d’un paradis intact où s’épanouissent la culture et les arts.

Ce nouveau cadre colonial affecte les formes et les usages dans la pratique de la sculpture sur bois. On observe un recul de la polychromie, qui était dominante dans la tradition, et une diminution de la taille de la plupart des productions, qui doivent à présent pouvoir être emportées dans une valise. La prise en compte des habitudes et des goûts des touristes, majoritairement occidentaux, se traduit notamment par une multiplication des représentations de motifs ou de scènes de la vie quotidienne. Les sculptures sont vendues à Bali, mais aussi exportées en grandes quantités à l’étranger (Pays-Bas, États-Unis notamment) par l’intermédiaire de sociétés qui proposent des modèles sur catalogue que les sculpteurs balinais reproduisent suivant la demande.

 

Le rôle décisif de Pita Maha

En 1936, l’association Pita Maha (nom que l’on peut traduire par "grand père" ou "grand guide") est créée à l’initiative du dignitaire Cokorda Gede Raka Sukawati, du sculpteur, architecte et peintre I Nyoman Lempad, et des peintres Rudolf Bonnet (néerlandais) et Walter Spies (allemand). Réunissant plus de 150 créateurs balinais (dessinateurs, peintres, sculpteurs et orfèvres), Pita Maha contribue grandement au développement de la sculpture balinaise moderne. Son objectif est de favoriser une production de qualité tout en encourageant les membres à s’affirmer en tant qu’artistes. Des assemblées ont lieu régulièrement, durant lesquelles les productions sont soumises à l’appréciation d’un groupe de créateurs chevronnés, qui sélectionnent les plus remarquables. Celles-ci sont ensuite présentées et vendues lors d’expositions organisées à Bali et à l’étranger. L’association cesse ses activités en 1939.

L’impulsion donnée par Pita Maha confirme qu'une sculpture balinaise moderne peut être bien plus qu’un souvenir à emporter : un objet destiné à la contemplation, susceptible de se distinguer autant par sa qualité d’exécution que par la vision artistique qui s’y exprime. L’ajout d’une signature devient logiquement plus fréquent. Des figures majeures se distinguent : Ida Bagus Putu Taman, I Ketut Rodja, I Made Gerembuang, Ida Bagus Njana pour ne citer que les sculpteurs les plus renommés. Leurs créations définissent parfois des types qui seront déclinés par d’autres. Plus généralement, bon nombre des sculptures balinaises de ces années 1930-1940 présentent des caractéristiques communes les rattachant au style que l’on appelle "wayang", ou parfois "art déco" (bien que cette dernière dénomination soit aujourd’hui contestée).

Gerembuang, figure d'homme écrivant sur une feuille de lontar

Homme écrivant sur une feuille de lontar, avant 1938, collection Wereldmuseum Amsterdam, sous licence Creative Commons. Une sculpture de style wayang attribuée à I Made Gerembuang, membre de Pita Maha.

De nouvelles formes

Après l’indépendance de l’Indonésie en 1949, le développement du tourisme se poursuit sur l’île, de même que la pratique de la sculpture sur bois à destination des visiteurs. Des galeries sont fondées par des maîtres. Tout en réinterprétant des motifs et des types issus de la tradition, les sculpteurs prennent appui sur les bases posées dans les années 1930-1940 pour se livrer à d’audacieuses expérimentations formelles. A partir des années 1950, le style élancé et le style aux formes pleines inventé par Ida Bagus Njana donnent lieu à d’innombrables variations. Comme je l’ai indiqué plus haut, la deuxième moitié du XXe siècle est aussi une période de massification d’une production bon marché à destination des touristes.

Une appréciation à réévaluer


Dans ce contexte de massification, la sculpture balinaise moderne présente des niveaux d’ambition et de qualité très variables. Le collectionneur sérieux s’intéresse aux créations qui, par leur singularité et leur finesse d’exécution, se distinguent de la production à finalité essentiellement commerciale.

Mais si ces pièces sont aujourd'hui recherchées par un public de collectionneurs, quelle est leur place dans les musées ? Bien représentée dans des collections publiques indonésiennes (Musée Puri Lukisan, Neka Museum, Museum Nasional Indonesia), la sculpture balinaise moderne paraît largement absente des musées occidentaux, à l’exception de quelques institutions comme le Tropenmuseum d’Amsterdam et le Weltmuseum de Vienne. En France en particulier, il semble qu'elle pâtisse toujours de l’image quasiment exclusive d’une production à caractère commercial répondant au goût de touristes peu exigeants.

Ce jugement est pourtant hâtif et injuste. En effet, nombre de sculptures balinaises modernes furent, dès les années 1930, appréciées pour leurs qualités artistiques par un public de voyageurs et de collectionneurs cultivés. Mais surtout, la force de la sculpture balinaise moderne réside précisément dans sa capacité à prendre appui sur les contraintes initialement imposées par la colonisation pour affirmer une dynamique de création authentique au-delà du tout-venant de la production de masse. Les meilleures sculptures balinaises modernes ne sont pas des objets mécaniquement assujettis au goût occidental. Elles témoignent des moyens qu’un peuple a su mettre en œuvre, à partir d’un contexte subi, pour perpétuer et renouveler sa culture. En les considérant ainsi, le collectionneur averti contribue – tout particulièrement en Occident – à rééquilibrer le regard porté sur certaines productions non occidentales et sur les conditions auxquelles elles méritent d'accéder au rang d’œuvre d’art.

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