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Une créature étrange: Tjokot et le tjokotisme

  • Olivier
  • 30 nov.
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 17 déc.


Un Makara, avant 1971, 30 x 19 x 13 cm, collection personnelle


La sculpture représente un makara, un motif dont on trouve de nombreuses représentations, de l’Inde à l’Asie du Sud-Est en passant par la Chine. Le makara est une créature mythique associée au monde aquatique. Ses traits empruntent à ceux de l’éléphant, du crocodile et du dauphin. Il est doté d’une fonction protectrice et son image est souvent placée sur les seuils des palais ou des temples, comme à Borobudur, ainsi que le montre la photographie ci-dessous.


Makaras à Borobudur Indonésie
Deux makaras sur l’escalier ouest du temple de Borobudur, Java, Indonésie, 1920, collection de l'Université de Leyde, image sous licence Creative Commons

Le makara est aussi traditionnellement la monture de la déesse du Gange, Ganga, et celle du dieu de l’océan et des eaux, Varuna. Il est parfois accompagné d’une autre créature à valeur symbolique s’échappant de sa gueule, par exemple un lion ou – comme dans la sculpture reproduite ici – un serpent.


Il n’est pas certain qu’un œil non expérimenté identifie immédiatement cette sculpture comme balinaise, tant son style se démarque de celui de la plupart des productions locales. Le corps du makara est ramassé dans un volume très réduit. Sur l’une des deux faces latérales de ce volume, la tête, la patte, la queue et le serpent débordant de la gueule composent un écheveau sophistiqué de courbes ornementales, bordés pour la plupart d’une frange dentelée. Certaines surfaces présentent des incisions franches, suggérant un pli ou un motif sur le corps de l’animal. Dotées de grands yeux exorbités, d’une gueule largement ouverte et de dents proéminentes, la tête du makara et celle du petit serpent sont particulièrement expressives. Quant au bois, il est mat, rugueux, sans veinage ni patine, d’un ocre tirant sur le gris. La marque du ciseau est visible par endroits et le sculpteur a manifestement fait le choix de laisser apparentes certaines craquelures présentes dans la pièce dont il a tiré la figure.


Ce style est caractéristique du travail d’I Nyoman Tjokot (1886-1971 - le nom est parfois orthographié "Cokot"), un créateur qui occupe une place singulière dans la sculpture balinaise moderne. Tjokot est originaire du village de Jati, dans le district de Tegallalang, un lieu relativement isolé à une quinzaine de kilomètres au nord de la ville d’Ubud. Autodidacte, souvent décrit comme un original, il développe une œuvre imprégnée d’une forte spiritualité et habitée par un bestiaire dont la bizarrerie s’épanouit dans la grimace et le grotesque. Son processus créatif se démarque sensiblement des usages qui prévalent dans la sculpture balinaise: plutôt que de sélectionner de beaux blocs récemment débités pour en extraire des motifs prédéterminés, Tjokot ramasse à même le sol des morceaux de bois façonnés par les éléments. Son travail est le fruit d’un dialogue entre son imagination et ces formes naturelles que lui prodigue le hasard.


Plusieurs enfants et petits-enfants de Tjokot sont devenus sculpteurs. En déclinant le langage singulier inventé par leur aîné, ils ont donné naissance à un courant que l’on appelle "tjokotisme".


Exemple de tjokotisme
Un exemple de "tjokotisme" : Un groupe de six singes assis dans un arbuste, milieu du XXe siècle, 65 x 36 cm, une sculpture ayant fait partie des collections du Tropenmuseum (Amsterdam) et restituée par les Pays-Bas à la République d'Indonésie en 2023, image sous licence Creative Commons

L’absence fréquente de signature et la forte proximité formelle entre les œuvres de Tjokot et celles de ses descendants compliquent grandement l’attribution des pièces. Le petit makara dont il est question ici a été acquis par son premier propriétaire dans les années 1970. La personne qui me l’a vendue n’a pu m’en dire davantage. Compte tenu de la qualité de l'exécution, il n’est pas exclu qu’il s’agisse une création tardive de Tjokot lui-même. Cependant, après quelques recherches et de patientes comparaisons, je dirais que le sculpteur pourrait aussi bien être l’un des fils de Tjokot, I Ketut Nongos (1935-2021), qui fut lui-même un remarquable sculpteur.

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